CHAPITRE IV
CAL
Assis sur le sable, je me laisse sécher par le soleil. Je viens de me baigner longuement. Il fait foutrement chaud dans ces îles.
Dix jours qu’on est arrivés ici. Par prudence, j’ai choisi une petite série d’îles à l’écart, à la pointe ouest de l’archipel. Le jour même de notre arrivée, JI nous a prévenus que HI avait fait envoyer des patrouilles de recherches en modules. Sale truc, j’ai dû faire cacher la plate-forme sous l’eau. Par vingt mètres de fond, dans une faille. Elle est indécelable, mais on peut toujours aller la chercher.
Je me lève pour faire quelques pas sur la longue plage. L’île est la plus grande de ce groupe. Elle doit bien faire huit kilomètres de long sur six à sa plus grande largeur. Elle a vaguement la forme d’un œuf. Couverte d’une végétation tropicale. De grands arbres que je ne connaissais pas, avec des fruits bizarres.
On n’osait pas en manger, au début, et puis Giuse en a fait une étude succincte et a conclu que ça devait se manger. Effectivement, on est encore là, alors qu’on en mange à chaque repas.
La mer regorge de crustacés. Tous très différents de ceux que je connaissais, mais avec un air de famille suffisant pour qu’on en fasse cuire. Un peu notre bonne vieille langouste terrienne, pour autant que je m’en souvienne.
Un vrai paradis, cette île... et pourtant je n’y suis pas à l’aise. C’est pour cela que je me suis isolé cet après-midi. Je voulais réfléchir en paix.
Des petites vaguelettes parviennent jusqu’au sable et, tout en avançant, je fais de grandes gerbes d’eau en frappant la surface. Il n’y a rien à faire et je m’en... Mais c’est ça ! Tout simplement : je m’ennuie ! Voilà pourquoi je ne me sens pas à l’aise.
Pourtant il y a tout ici. Seulement c’est un merveilleux endroit de vacances, pour se reposer, se refaire des forces, et ça n’est pas mon cas. Les premiers jours, j’étais fatigué, d’accord, après ce sale réveil, à la base. Mais maintenant je suis en pleine forme et le séjour forcé me rebute.
Je m’arrête un instant de marcher. D’un seul coup je me sens mieux. Je sais ce qui n’allait pas et ça me rassure.
Pour fêter ça, je me lance dans l’eau. Bon sang, ce qu’elle est bonne ! Enfin pour moi. J’adore l’eau tiède sinon chaude. Celle-là est si bonne qu’on ne sent pas quand on entre dedans. La température exacte du corps.
Je me retourne pour faire la planche, laissant mon regard aller jusqu’à l’horizon. L’eau est d’un bleu foncé reflétant la teinte profonde du ciel. Un petit nuage clair se balade au ras de l’eau, tout au fond là-bas.
Je me retourne et commence à revenir vers le sable dans un long crawl tranquille...
Je stoppe soudain... UN NUAGE ? Mais il n’y a pas de nuages dans cette région ! Et s’il arrivait une tempête, il y en aurait beaucoup plus, de « nuages »...
Du coup je repars à toute vitesse vers la plage... Le sable. Sans m’arrêter, je fonce vers l’arbre le plus proche et commence à grimper.
À une bonne vingtaine de mètres du sol je m’installe sur une branche. J’essaie de plisser les yeux pour diaphragmer au maximum... Tu parles d’un nuage, ça m’a tout l’air d’une voilure, oui !
On a installé notre campement dans une petite crique de l’autre côté de l’île, à deux kilomètres d’ici. Pas d’autres moyens que d’y aller à pied. On vit nus et je n’ai pas mon harnais anti-G. Je descends aussi vite que je le peux.
*
Le campement. Je suis essoufflé au possible. Courir comme ça me crève.
Lou et Ripou sont occupés à relever des nasses qu’ils ont fabriquées sur nos conseils. Les autres sont là. Giuse est dans son hamac. Il doit juste se réveiller de sa sieste. Je vais tout de suite à la paillote.
Giuse se redresse en me voyant passer aussi vite.
— Hé ?
Pas le temps de parler maintenant et d’ailleurs je ne pourrais pas, avec mes poumons suroxygénés. Je fouille dans mon coin... Voilà mon harnais. Je commence à en fixer les courroies quand Giuse arrive, l’air intrigué.
— On peut savoir ce qui se passe, oui ?
Je passe les courroies de l’entrejambe en lui répondant.
— Un bateau, au large.
Il a l’air stupéfait.
— Un... bateau... Bon, et alors ?
— À ton avis, qu’est-ce qu’il vient faire ici, je lui demande en m’arrêtant de m’équiper.
— Ben... j’en sais rien... il passe, quoi !
— Giuse, je reprends patiemment, on est à l’écart de l’archipel, par ailleurs on ne sait rien de cette époque, de ce qui se passe, tu ne crois pas que ça justifie de prendre des précautions, d’être sur ses gardes ?
— Mais enfin on est peut-être justement sur une route maritime en direction du second continent vers l’ouest, on n’en sait rien justement ! Tiens il vient peut-être se ravitailler en eau, par exemple, à la source de cette île.
Je secoue la tête.
— Giuse, on n’a repéré aucune trace ici. Même les animaux n’ont jamais vu d’homme : ils ne sont pas farouches. En outre, tu n’as pas navigué dans ces parages, je veux dire dans l’archipel, moi si. Pendant mon second séjour. Et je sais qu’il vaut mieux éviter les approches des terres quand ce n’est pas nécessaire. Les tempêtes sont rares, à cette saison, je crois, mais quand elles arrivent ça va très vite. Alors je ne vois pas un capitaine être imprudent à ce point s’il n’a pas une bonne raison.
— Bon, d’accord, tu as raison. Mais est-ce que ça vaut la peine de s’agiter comme ça ?
Ah, le père Giuse ! Quand il est parti, ça va vite, mais pour le faire démarrer quelquefois...
— Imagine que l’équipage vienne à terre et découvre tout ce qu’il y a là d’anormal, des vêtements, des objets... D’accord, il y a peu de chances pour ça, mais c’est en envisageant toutes les solutions, toujours, que je me suis gardé en vie jusqu’ici.
Il fait une petite grimace et hoche la tête.
— O.K., grand chef, j’ai pigé... un peu long, hein ? Je lui balance sur les épaules une petite droite et je continue de m’équiper. À son tour il prend son harnais anti-G.
Je sors avant qu’il ait fini. Belem est là, je l’appelle.
— Un bateau passe au large, préviens les autres qu’ils rappliquent. Envoie-moi Lou et Siz et dis à Salvo de cacher tout ce qui vient de la base, sauf les vêtements vahussis et les outils que vous avez fabriqués.
Je jette un coup d’œil autour ; il faudrait mettre un peu de pagaille, que ça fasse vécu et trouver une histoire plausible. Je réfléchis...
Voilà Lou. Il me semble lire une question sur son visage de robot. Une fois de plus je m’émerveille de la science des Loys qui ont su parfaire une technique telle qu’on puisse réaliser de telles choses. Je défierai n’importe quel cybernéticien terrien, n’importe quel psychologue, de découvrir que Lou et ses copains sont des robots. Ils font passer toute la gamme des sentiments humains sur leur visage, en fonction de la personnalité qu’ils ont reçus. Vraiment prodigieux...
— Lou, je réponds à la question muette du grand robot, mon garde du corps, Giuse et moi on va de l’autre côté de l’île. J’ai vu un bateau à l’horizon, mais je le distingue mal. On y retourne et vous allez nous accompagner, Siz et toi. Dis à Salvo de prendre le commandement ici.
Salvo revient accompagné de Siz.
— Salvo, mets Ripou et Belem dans la flotte, à relever les nasses. Que Belem se tienne prêt à aller chercher la plate-forme s’il fallait fuir rapidement en plongée. Pour le reste, fais en sorte que tout ait l’air anodin.
Giuse arrive en courant, et tout de suite Siz s’approche de lui. Il prend son poste de garde du corps...
Je jette un coup d’œil autour de nous et je presse deux fois rapidement le bouton de mise en marche du harnais anti-G. Je me sens allégé. La main droite sur la boucle qui permet de se piloter, je déplace légèrement le curseur et je décolle. Instinctivement je prends la position du nageur et fonce par-dessus les arbres à dix mètres à peine des cimes.
Voilà déjà l’autre rive. Je ralentis, rattrapé par Giuse, tandis que les robots restent un peu en arrière. Je repère le plus grand arbre et viens me poser sur la plus haute branche. Giuse stoppe à côté après avoir inspecté la branche. Elle est assez costaud pour nous soutenir tout les deux.
Des yeux, je fouille l’horizon.
— Le voilà, dit Giuse le bras tendu vers la gauche.
Je tourne la tête. Effectivement il y a là une mâture. Mais c’est curieux, je la croyais plus à droite tout à l’heure... Et... j’avais bien raison.
— Bon sang... ils sont deux. Regarde, Giuse, le premier est plus à droite.
— Ça alors, c’est marrant, dit-il, deux bateaux qui se suivent. Un vrai boulevard, ce coin-là.
Depuis quelques secondes, je devine que ce n’est pas tout à fait ça.
— Ils font plus que se suivre, je dis. J’ai l’impression qu’ils se bagarrent ! Il faut en savoir davantage, Lou, tu vas monter à trois mille mètres, au large, hors de vue des équipages de ces bateaux et tu transmettras ce que tu verras.
Le grand robot a un signe de tête et s’élève rapidement avec son anti-G intégré. Je le suis des yeux un instant. Ça va, on ne devrait pas le déceler des bateaux.
Trois minutes plus tard, Siz intervient. Il nous dit à voix haute ce que Lou lui communique, par micro-ondes accélérées.
— Ce sont bien deux bateaux, mais ils sont assez différents l’un de l’autre. Le second est plus petit et plus allongé mais il est très armé. Pour l’instant il tire avec ses deux canons de proue sur l’autre bateau. Il semble qu’il le rattrape doucement.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Un combat naval ? Il y a donc une guerre ? Je suis vraiment trop mal renseigné et je maudis encore une fois la « maladie » de HI qui me prive d’informations sur cette époque.
Que faire ? J’en parle à Giuse. Mais il est autant dans le noir que moi. Nous avons trop peu d’éléments pour juger. Indécis, je regarde ces voiles, distinctes maintenant.
Siz reprend soudain la parole.
— Le premier bateau vient de changer de cap, me dit Lou. Il se dirige vers... Lou pense qu’il va droit sur les rochers derrière l’autre île.
Je comprends ce qu’il veut dire. Notre série d’îles décrit un long arc de cercle dont celle-ci est la plus à l’écart, et la dernière au nord. Les autres s’étalent vers le sud-est. Entre elles la mer est assez dangereuse. Il y a des hauts-fonds de récifs avec quelques petites passes étroites.
Je devine que le capitaine du bateau poursuivi tente la dernière manœuvre pour échapper à son poursuivant. Il risque son bâtiment dans ces eaux dangereuses en espérant que l’autre ne le suivra pas. Je fais la moue en pensant qu’il y a bien peu de chances pour que ça marche.
Peu après notre arrivée, j’avais exploré ces îles avec mon harnais anti-G. La plus proche de nous est très rocheuse, avec une grande anse très refermée et profonde. Un merveilleux port naturel.
Mais pour y arriver... Il y a bien une passe, mais il faut la trouver !
— J’ai l’impression qu’il faut attendre pour voir ce qui va se passer, dit Giuse. Si on laissait Lou là-haut et si on rentrait au camp ? J’ai une sacrée faim.
— Tu n’as pas tort, je réponds en me détendant un peu. O.K., Lou va rester sur place et surveiller ce qui arrive.
Je branche mon anti-G et me lance dans le vide. Une curieuse impression. Beaucoup plus frappant que de décoller du sol ! On se dit : « pourvu que ce sacré engin marche bien... »
*
Le message de Lou nous parvient alors que la nuit va tomber. Le bateau poursuivi a réussi à franchir la barrière de récifs ! Chapeau pour le capitaine.
Seulement Lou ajoute que le poursuivant est un sacré petit malin. Il n’a pas essayé de suivre l’autre à la trace. Il a foncé vers le sud pour contourner l’île. Et de ce côté, je le sais, la barrière est plus facilement franchissable...
Manifestement, son capitaine connaît les parages. En tout cas, il est arrivé en eaux libres bien avant le « poursuivi », qui l’a retrouvé sur son chemin alors qu’il se croyait sauvé.
La poursuite était finie. Il était impensable de tenter de faire demi-tour dans le noir pour refranchir les récifs. Il ne restait qu’une solution : la grande anse, ce port naturel. Et, en effet, il s’y est réfugié.
Le vainqueur est alors venu bloquer l’entrée et voilà. Une belle manœuvre. Echec et mat.
Je ne sais pas pourquoi ça me chagrine. Peut-être le courage du capitaine du premier bateau qui me touche ?
Pour l’instant, Lou dit que l’équipage vaincu est rassemblé sur une plage pendant que les vainqueurs font une sorte de fête.
Je jette la queue de langouste locale, il faut bien l’appeler par un nom, dans le feu, et je me lève pour faire quelques pas.
— Toi aussi tu es mal dans ta peau ? demande Giuse.
— Il faut bien reconnaître que tout ça ne nous regarde pas... mais oui, je regrette que ça se soit terminé comme ça. Il méritait mieux, ce gars. Tu sais, il fallait le faire ! Tenter le passage comme ça, c’est gonflé. Un grand marin, ce type-là !
— Mais maintenant tout est terminé, on n’y peut rien. Sauf...
Je tourne la tête vers Giuse.
— Sauf quoi ?
— Eh bien... enfin on pourrait... Oh, et puis j’en sais rien.
Il s’interrompt un instant et reprend :
— Ce qui m’agace, c’est que depuis qu’on est réveillé on « subit » tout. HI d’abord, avec ses conneries, la fuite en catastrophe, enfin tout, quoi ! Alors j’en ai marre. Il faut croire que je n’ai pas une mentalité de vaincu, je n’accepte pas la défaite. Surtout qu’ici on n’a rien tenté.
Comme toujours je me sens plus calme maintenant qu’on examine le problème franchement. Je reviens m’asseoir près du feu.
Ce qui est épatant avec Giuse, et c’était déjà comme ça sur Terre, c’est qu’on a des réactions semblables. Les mêmes choses nous foutent en rogne. Et plus encore maintenant depuis qu’on est ensemble sur Vaha.
— O.K., dis-je, on n’a rien fait. Mais je ne vois pas très bien ce qu’on pouvait faire. Et puis c’est le passé. Mais maintenant qu’est-ce qu’on peut faire ?
— On pourrait au moins aller voir, non ?
Je réfléchis un peu. Oui c’est vrai, il a raison. Ça ne coûte rien de se renseigner un peu.
— On va là-bas, on espionne un peu et on prend une décision ensuite, ça te va ?
Il se lève brusquement, le visage hilare.
— Eh bien, tu vois, tu aurais décidé ça tout de suite, on n’aurait pas mangé aussi mal !
Je lui flanque une claque dans le dos et on file vers la cabane.
Encore une fois je suis frappé par notre changement. Sur Terre, Giuse n’était pas un foudre de guerre. Il ne fallait tout de même pas lui marcher sur les pieds trop longtemps, mais il n’aurait jamais été cherché querelle à qui que ce soit.
En bon ingénieur cybernéticien modèle, il ne pensait qu’à son travail, au rendement. Parfaitement façonné par notre civilisation. Pour moi, c’était différent. Logicien, je faisais un métier trop à part, trop original, dans ce monde devenu presque sans logique.
Moi, je vivais pour mes vacances et mes rares amis. Tiens, j’y pense brusquement, la petite île que j’avais louée pour les vacances, juste avant la fin de la Terre, ressemblait un peu à celle-ci.
C’est drôle, en général quand mes pensées revenaient vers la Terre, ça me fichait le cafard. Cette fois, d’avoir repensé à cette île me ferait plutôt chaud au cœur. Peut-être suis-je en train de me guérir de cette nostalgie du sol natal ?
Sans s’être concertés, on s’habille avec les vêtements de notre dernier « voyage ». Ils sont sûrement démodés, mais il n’y a rien d’autre. Dessous, on boucle notre harnais anti-G.
— Dis donc, on prend une arme ? demande-t-il.
— Je n’aime pas trop ça... Non, puisque Lou et Siz seront là on ne craint rien. Tu sais, je ne me suis servi qu’une fois d’un désintégrant, à mon second « voyage », et j’en garde un sale souvenir. Bon je suis prêt, rejoins-moi.
Je sors et appelle Salvo, Ripou et Belem. Au moment de parler, j’ai une soudaine idée. Je pensais laisser les trois robots ici, mais pourquoi ? Il n’y a rien à garder.
Belem a l’air plus taciturne que jamais, alors que Ripou affiche un grand sourire, comme toujours. Je m’adresse à Salvo et inconsciemment je mets de la chaleur dans ma voix. J’aime bien le grand robot. Avec Lou c’est mon préféré et je ne peux pas m’empêcher de le montrer. Idiot, mais...
— Salvo, on va aller voir ce qui se passe sur l’autre île et vous venez tous avec nous. Lou nous rattrapera pendant la traversée, transmets-le lui.
— Tu as l’intention d’intervenir là-bas ? demanda Salvo de sa voix grave.
— On ne sait pas encore. On va voir. Tout dépendra de notre première impression. Dès que Giuse est prêt, on file.
— Ça y est, ça y est, ne râle pas, fait Giuse en arrivant. Comment tu me trouves ?
Comme moi, il n’a mis qu’un large pantalon flottant et une chemise brune. Je suis sur le point de donner le signal du départ quand je m’aperçois que les robots sont en combinaison. Ça ne va pas du tout. Et je les envoie s’habiller aussi.
Enfin prêts, on décolle. Tout de suite c’est le noir. Ma vision nocturne ne s’est pas encore révélée, après l’éblouissement du feu sur la plage. Je sens une main se poser sur mon épaule gauche, pour me guider, et la voix de Salvo me parvient.
— Dis-moi quand tu y verras assez, Lou est en piqué pour nous rejoindre, il va te prendre en charge dans un instant.
Une minute plus tard, je sens la main s’écarter et une autre s’appuyer sur mon épaule droite. Mais j’y vois déjà mieux.
L’île n’est plus loin. À voler à une bonne centaine de kilomètres/heures, on ne met évidemment pas longtemps.
Je devine, en dessous, la grande anse. Là-bas des feux sont allumés sur la longue plage. Et des fanaux marquent les deux bateaux ancrés l’un près de l’autre.
Il est temps qu’on arrive, je crève de froid à voler à cette vitesse en simple chemise, malgré la température douce.
Je ralentis et les autres m’imitent. On doit avoir l’air étrange, comme ça, debout dans l’air, à tenir une sorte de conciliabule. La position de nageur est la plus commode pour voler mais elle est quand même inconfortable pour discuter.
D’ici, et à cent mètres d’altitude, on ne peut pas nous entendre et on parle à voix presque normale.
— Giuse, on va se séparer, dis-je en observant la plage. Apparemment, c’est là-bas qu’il se passe quelque chose. Si tu veux, tu pars avec Siz vers la droite et je prends la gauche avec Lou. Salvo, toi et Ripou vous restez à une certaine hauteur pour voir ce qui se passe et nous prévenir s’il y avait quoi que ce soit. Belem va aller faire un tour sur les bateaux et nous dira ce qu’il verra. O.K. ?
Je distingue le hochement de tête de Giuse qui se remet sur le ventre d’un coup de reins et file dans le noir, en léger piqué. À mon tour, je plonge en direction de la plage.
Il y a plusieurs grands feux. Par prudence, je choisis le plus à l’extérieur et approche doucement à une dizaine de mètres du sol. Tous les sens en éveil je tourne la tête de droite à gauche, pour balayer la plage du regard.
C’est comme ça que je repère le premier cadavre. Elle était bien tranquille, cette plage. Rien ne paraissait bouger. Et pour cause...
Je sens la nausée arriver. Le sable est rouge de sang, quelque chose me voile le regard et mon cœur cogne furieusement.
Ce n’est pas possible... on ne peut pas faire des choses pareilles. Partout des cadavres, des membres coupés traînent...
Une tête, sur le sol, semble m’appeler. J’ai un haut-le-cœur, la main devant la bouche.
Quelque chose me retient... Ah ! c’est la main de Lou qui s’est glissée sous mes épaules. J’ai les jambes tremblotantes. Et puis une violente répulsion me saisit.
— Nonnnnnnnn ! Assez de violence, assez de mort ! J’ai dû crier. Je me retrouve par terre, accablé. Non, non, non, NON. Je ne veux plus, j’en ai assez, assez...
Alors tout ce que j’ai fait n’a servi à rien ? Tous ces efforts pour rien. Il y a toujours autant de violences... Je me sens inutile... Que peut un homme devant une planète ? Comment modifier le comportement de ses habitants ? Il y a trop à faire, je ne peux pas être partout...
Je pourrais faire tout ce que je pourrai, jamais je ne suffirai à une tâche aussi écrasante. Je ferais mieux de renoncer tout de suite. M’enfermer dans la base et...
Non... même ça m’est interdit. Je ne peux plus entrer dans la base !
— Les salauds ! Les immondes salauds...
La voix de Giuse. Je redresse la tête. Il est debout près de moi, le visage torturé par un écœurement sans borne.
— On ne va pas laisser ça comme ça, hein ?
Il y a une incroyable haine dans sa voix qui semble me parvenir de loin.
— Quoi ?
— On va leur faire payer ce massacre, non ? On va les détruire, ces... ces malfaisants !
Malfaisants ? Oui, c’est exactement ça, des malfaisants qu’il faut faire disparaître, anéantir. Effacer même leur souvenir.
— Ils ont massacré tout l’équipage, comme ça pour rien. C’est... c’est un crime contre les hommes. On ne peut pas laisser vivre des êtres qui ont fait ça. Par... respect pour les... enfin pour la race humaine. Si tu ne veux pas venir, j’irai seul.
Quelque chose de glacé m’envahit, paralyse mon cerveau, ou plutôt lui donne une lucidité insensible. Je me lève, Lou est là, prêt à m’aider, mais je ne lui tends pas la main.
— Où est Siz ? je demande d’une voix sèche.
— Il cherche des survivants. Les salopards sont sur les bateaux.
— Salvo, qu’est-ce que tu vois ?
Je ne me suis même pas donné la peine de demander à Lou de faire le relais.
— Il y a quelques hommes sur le bateau des pirates. Mais la plupart sont à bord du navire marchand qu’ils ont capturé. Le pont est couvert de cadavres. Les pirates sont complètement ivres. Beaucoup se sont déjà effondrés un peu partout.
Un instant de lucidité me permet de voir que la voix de Salvo est grave.
— On arrive. Prenez tous les pirates et balancez-les à l’eau.
— Dans leur état ils vont se noyer. Ils sont incapables de nager.
— C’est encore trop doux pour ces bêtes, je réponds avec rage.
Ma ceinture... voilà. Je file au ras de l’eau sans regarder si on me suit.
Le bateau des pirates... Je me pose sur le pont. Un homme est là par terre, ronflant dans un sommeil lourd. Un sabre près de lui. Je le ramasse.
La dunette. Une forme se dresse à moitié. Une tête balafrée de traces de sang. Sans que je lui en donne l’ordre, mon bras s’élève, le sabre siffle et fend cette face diabolique. Le sang gicle mais je n’y fais pas attention.
Mon sabre rougi à la main je descends une échelle qui va vers les entrailles du navire. Quelqu’un à nouveau devant moi.
— Qui es-t...
Un gargouillis. Mon sabre a transpercé cette poitrine. Sans m’arrêter, je parcours les coursives. Je ne sais plus ce qui se passe. Chaque fois que quelqu’un se trouve devant moi, je frappe, frappe...
*
J’ai chaud au visage. Oh, que j’ai de la peine à me réveiller ce matin !
Ah ça, mais... Bon Dieu ! Tout me revient d’un coup. Le combat en mer, les cadavres et... ma vengeance. Ou ma justice. Mais quelle différence ? La vengeance et la justice se confondent si souvent.
Je suis étendu sur le pont d’un navire, mais lequel ? Un autre bateau se balance là-bas. C’est le marchand. Donc je suis toujours sur le navire pirate. J’ai dû m’endormir d’un seul coup cette nuit. Et ce matin, d’après le soleil, il est encore tôt.
Tiens, mon sabre a disparu. Je me sens un sale goût dans la bouche. Un goût de cendres, de mort ! Machinalement je me lève et fais quelques pas. Le pont est propre. On dirait qu’il a été nettoyé... Plus une trace de sang. Lou ! Oui, ça doit être lui qui a tout enlevé.
Ce massacre... comment ai-je pu ?
Je descends l’échelle arrière. Il fait sombre dans le couloir où j’aboutis. La cabine du capitaine. Un désordre fou dans cette cabine. Mais le soleil entre largement par les larges baies vers l’arrière, au-dessus de la couchette.
Des papiers sur la table. Distraitement je les éparpille. On dirait des feuillets de livres de bord. Oui c’est ça. Plusieurs navires, on dirait bien. Je commence à lire...
Les yeux à demi fermés, je rêve, renversé dans le fauteuil confortable que j’ai installé dans la cabine, devant la table de travail et face à la baie vitrée grande ouverte.
Le soleil baisse et, comme tous les soirs à cette heure, la lumière tourne légèrement à l’orange sur la baie presque fermée. Une splendeur, cette rade. Des centaines d’oiseaux de mer l’occupent, pas effrayés par les deux bateaux à l’ancre.
À côté de moi, dans la cabine, Pik se promène nonchalamment. C’est un petit sati que j’ai trouvé dans la cabine du capitaine du navire marchand. Voilà encore un animal dont j’ignorais l’existence. Ils viennent de Pandria, le second continent. C’est un animal curieux, qui ressemble à trois animaux terriens. Le corps d’un jeune ourson, en moins lourd, et d’un petit singe dont il a une partie de l’agilité. Et la tête d’un de nos ours en peluche, mi-ours mi-koala australien. Une tête très expressive d’ailleurs.
Très joueur, le sati fait des blagues. Il se cache derrière une porte, par exemple, et au moment où vous passez il bondit en criant comme un forcené. Ça donne une sorte de « Sa... tititititititiiiiiii ». D’où son nom.
Mais le plus étonnant, c’est sa ressemblance avec un oiseau terrien, le perroquet. Comme lui, le sati vit très longtemps, 90 à 100 ans, paraît-il. Et surtout, le sati parle... Du moins, comme le perroquet il répète des mots ou des phrases qui lui plaisent.
Enfin c’est ce que j’ai lu, parce que depuis trois jours qu’on est là il n’a pas dit un mot. Il se borne à se promener derrière moi. C’est moi qui l’ai découvert dans un placard de la cabine du capitaine du navire marchand où il s’était caché pendant le massacre par les pirates. Il tremblait encore quand je l’ai pris dans les bras. Depuis on est copains comme cochon !
Finalement, on s’est installés sur le navire pirate. Sur nos conseils, Salvo et les autres nous ont fait des tas d’installations à bord. Des cabines plus confortables, à l’arrière, sous le château, pour nous. Mais aussi des postes pour l’équipage où ils ont mis des hamacs. Deux postes de bordée divisés en petits postes de gabiers, d’hommes de pont, de canonniers etc. et un poste commun, sorte de salle à manger-carré d’équipage.
Evidemment, pour l’instant ça ne sert à rien mais j’espère avoir un jour un équipage et je veux l’installer plus commodément que ce qu’on propose, à cette époque, aux matelots. J’espère que ça se généralisera. De même, j’ai fait installer une sorte de banc, sur la dunette, derrière la roue pour le timonier. Il ne me paraît pas nécessaire que l’homme de barre ait des crampes à rester debout des heures, les mains sur la grande roue.
Et, pendant que j’y étais, j’ai fait aussi installer un autre banc pour l’officier de quart, à gauche de la roue, pour que l’officier puisse voir le compas. Ils sont mieux fichus, ces compas. Maintenant ils flottent sur un bain d’huile lourde, le tout dans une boîte étanche, pour rester à peu près horizontaux. C’est bien fait. Et ça marche.
Pendant deux jours je n’ai pas mis le nez dehors. Je compulsais les papiers trouvés à bord des deux bateaux. J’ai pu ainsi me mettre au courant de la physionomie de cette époque.
Elle a sérieusement progressé. Le premier continent s’appelle Vaha, comme la planète. Le second, où je suis allé une fois, est Pandria. Une civilisation s’y est développée, mais très en retard sur Vaha. Et surtout elle ne semble plus progresser.
Un grand nombre de petits territoires plus ou moins vassalisés, où l’on pratique l’esclavage sur l’ennemi vaincu.
Quant au troisième continent, Gol, il semble toujours aussi cruel. Mais je n’ai que peu d’informations. Il est vraiment très loin, à l’échelle de cette planète, tellement plus vaste que ma vieille Terre.
Il y a enfin l’archipel qui me fait penser, à la lumière de mes lectures, à ce qu’était l’Europe. Onze grandes îles ont formé autant de nations, périodiquement en froid. Des guerres parfois. Ici l’évolution s’est faite à partir de la mer, bien sûr.
La plus petite de ces îles fait tout de même 600 km de long, et la plus grande 1100. Entre elles des tas de groupes d’îles plus petites qui motivent les froids ou les guerres.
Le sous-sol n’est pas très riche en minerais et c’est une civilisation basée sur le commerce, l’échange de produits manufacturés contre des matières premières. Une industrie assez artisanale y est apparue. J’ai l’impression que c’est l’archipel l’élément le plus dynamique de la planète, à l’heure actuelle.
Le commerce maritime s’exerce, à partir de l’archipel vers Vaha, au nord, et Pandria, à l’ouest. Si bien que les races se sont assez mélangées. On doit y trouver aussi bien des blonds Vahussis que des Pandriens bruns.
Apparemment il n’y a pas de relations suivies entre Pandria et Gol, à part quelques bateaux, de temps à autre, arrivant sur la côte ouest de Pandria.
D’après ce que j’ai compris, il y a en ce moment une sorte de guerre larvée, dans l’archipel, pour le monopole des routes maritimes avec Pandria. Ça se caractérise par une guerre de course.
Certaines îles ont commencé à délivrer des sortes de lettres de créance à des corsaires, autorisés à attaquer les navires marchands. Le bateau arraisonné doit payer des taxes énormes sous peine d’être coulé. Un procédé habile pour ne pas déclarer la guerre tout en la faisant.
Les corsaires reversent les deux tiers de ces taxes à leur pays d’origine. Mais ça fait quelquefois des sommes telles qu’il y a de quoi perdre la tête. C’est ce qui arrive à certains capitaines corsaires qui gardent tout pour eux. Ils sont alors déclarés pirates et n’ont plus d’autre solution que de continuer la guerre de course, avec de plus en plus de cruauté.
J’en ai eu une démonstration ici. C’est un célèbre pirate, Dikam, qui a massacré l’équipage du marchand.
— Tu es occupé, grand cap’taine ?
C’est Giuse qui me sort de ma rêverie. Comme moi, il porte un pantalon assez collant, et une chemise blanche aux manches bouffantes. On a trouvé ça dans les coffres du navire, dont les cales sont pleines à craquer de marchandises. Des épices, j’ai l’impression.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Je cherche de ces petits cigares longs. Impossible d’en trouver.
— Regarde dans le coin, là-bas, il y en a une boîte pleine.
Comme moi, il a pris goût à ces petits cigares délicieux.
— Dis donc, j’ai regardé les canons. C’est pas merveilleux.
— Qu’est-ce qu’ils ont ?
— De vraies bombardes. La précision doit tenir du hasard !
— Ouais, j’ai réfléchi à ça. L’astuce doit constituer à avoir des canons qui tirent plus loin que l’adversaire. Comme ça, si le navire est assez rapide, et celui-ci l’est manifestement, on doit couler un ennemi sans recevoir un seul boulet.
— Hé, pas idiot, ton truc ! Pas très glorieux, mais astucieux. Seulement on n’a rien ici pour faire ça.
— Oui. Il faudra y penser dans un port.
— Tu penses toujours qu’on pourra naviguer avec seulement cinq membres d’équipages, sur un bateau de cette taille ?
— Quoi, il est un peu plus gros qu’une corvette. Et puis les robots valent bien dix hommes chacun.
— D’accord mais ça fait encore que cinquante matelots, c’est juste.
— Ne t’inquiète pas. Est-ce que tu as potassé ton cours de navigation ?
— Tu parles, ils sont pas à la noce, les aspirants de marine marchande qui doivent apprendre ça !
— C’est mieux que rien. Tu ne connais rien à cette navigation, je te l’apprendrai, au fur et à mesure, mais tu dois avoir des bases solides pour que ça rentre plus vite.
— Ben j’ai hâte de passer aux travaux pratiques, cette théorie primaire, ça me mine !
— O.K., O.K., allons-nous baigner. Tu viens, Pik...
Le petit sati tourne curieusement la tête de notre côté et voyant qu’on va partir, se lève. Il galope devant nous sur ses quatre pattes, mi-pattes mi-mains d’ailleurs, ce qui lui permet de grimper aussi bien. Et arrivé à l’échelle montant au pont, il agrippe la rampe et s’élève à toute vitesse, en poussant des petits cris de joie.
— Je lui ai apporté des fruits, dit Giuse, devant moi.
— Il a bien mérité qu’on le dorlote un peu, dis-je à mi-voix, après ce qu’il a vu...
— Tu avais dit qu’on n’en reparlerait plus, me reproche mon copain.
— Ça me travaille toujours.
— Moi aussi, qu’est-ce que tu crois ! À propos, tu as décidé de la date de départ ?
— Dans un jour ou deux, je pense. Je me suis mis au courant ; maintenant, si on rencontre quelqu’un, on pourra répondre sans éveiller la curiosité. À ce propos, il faut qu’on explique notre présence sur ce bateau. Je te propose un naufrage du nôtre et une récupération de celui-ci trouvé vide, dans cette baie... Tiens, qu’est-ce que c’est ?
Je vois Lou, qui travaille sur le marchand, s’élever brusquement en anti-G et foncer ici. Le marchand est ancré à deux cents mètres. Il se pose près de nous sur le pont en quelques secondes. Je sens venir le pépin ! Il a le visage grave.
— Ça va mal. JI a profité d’un moment de folie de HI pour lancer ton Dijar de survie.
— Ce serait plutôt une bonne nouvelle, ça. Que s’est-il passé, le lancement a foiré ?
— Foiré ?
C’est vrai que je n’ai pas appris l’argot aux robots...
— Peu importe, continue.
— HI reprenait son contrôle au moment où le Dijar quittait la base par le cône numéro 4. Il a aussitôt réagi en envoyant des solubs d’attaque, en urgence accélérée.
Ça c’est le coup dur. Les solubs, c’est une des plus belles vacheries que les Loys aient inventée. Un truc machiavélique. Imaginez une fusée de cinq mètres de long, minuscule pour leur technologie, mais bourrée d’énergie jusqu’à la gueule. De quoi faire un boum équivalent à cent fois la première explosion atomique d’Hiroshima, 2000 mégatonnes...
Et on lance toujours les solubs par paire ! Mais le pire, c’est que ces saloperies suivent leur cible jusqu’à l’impact. Les gars, dans la cible, ne peuvent jamais s’arrêter. Dès qu’ils ralentissent, les solubs les rattrapent. Ça peut durer des années ! On a vu des types se suicider dans leur engin, à bout de vivres...
Quelle que soit la manœuvre, les solubs sont toujours là. On arrive à garder ses distances mais toujours les mêmes. Dès qu’on accélère, ils affichent la même vitesse, si bien qu’ils sont toujours derrière, jusqu’à la fin des temps. Ils ne ralentissent jamais, bien sûr. Ils ne peuvent qu’accélérer !
Le pépin, c’est qu’ils soient derrière mon seul Dijar, du moins celui sur lequel je comptais. Si jamais il est touché à proximité de Vaha, on va en prendre un sacré contrecoup, ici. La trajectoire de la planète va en souffrir...
— Où en sont-ils en ce moment ?
— Le Dijar fait des évolutions dans l’espace, sans accélérer, en restant autour de Vaha.
Cal a un geste de lassitude. Tout va mal depuis le réveil. Ils subissent constamment. Il secoue la tête et dit à Lou :
— Rameute les autres et fait venir l’amph... mais je suis vraiment le roi des couillons !
— Hein ?
— Le module, le module que JI a lancé pour nous aider à fuir la base... il est toujours dans l’espace !
— Qu’est-ce que tu veux que j’en s...
Giuse s’interrompt en comprenant que la question était posée à Lou qui répond en effet :
— JI dit qu’il tourne en orbite éloignée.
— Dis-lui de le faire plonger dans l’océan. Qu’il vienne ensuite ici le plus vite possible, en plongée.
Cal se retourne vers Giuse, l’air d’aller mieux soudain.
— Un module, c’est tout de même autre chose qu’un amphib. Et puis il y a un robot vahussi de combat, à bord. J’en avais fait mettre sur tous les modules, à tout hasard. Ça nous fait un homme d’équipage de plus... Il va rester ici sur le navire pendant qu’on va voir ce qu’on peut faire pour ce Dijar.
— Tu as une idée ?
— Je ne sais fichtrement pas ce que je vais faire, mais je te garantis que je vais essayer. Vais pas me laisser avoir par une machine.
— Si c’est de HI que tu parles, je te signale qu’il s’agit tout de même d’un ordinateur géant qui détient plus de connaissances qu’on ne pourra jamais en glisser dans nos pauvres cerveaux humains !
Il rit et reprend :
— ... De toutes les façons on peut toujours lancer le Dijar dans l’espace. Les solubs le suivront et on en sera débarrassé.
— Bien sûr, mais ce Dijar n’est pas comme les autres. Je l’avais fait préparer spécialement pour moi. Il contient un double de toutes les banques de connaissances, par exemple. Et puis il y a à bord les nouveaux super-robots, à l’image de Lou et des autres. C’est Salvo qui me l’a appris. Ça représente un capital énorme. Il y a aussi des usines démontées, une formidable quantité de matériel. Je ne peux pas abandonner ça. Ah il a manqué de nez, JI !
— Si ça avait marché, tu l’aurais félicité !
— Mais c’est pas le cas...
— Le module est en plongée vers l’océan, intervient Lou.
— Pas suivi ?
— Si, mais il a le temps.
— Bon, dis aux autres de nous rejoindre rapidement, qu’est-ce qu’ils fabriquent ! Dans combien de temps le module peut être ici ?
— Trois heures au moins.
— Que le Dijar continue à manœuvrer.
*
Le soir est tombé quand le module émerge près du navire. Tout de suite, Cal fait descendre le robot de combat à qui il donne ses ordres pour garder les bateaux, avec Belem et Ripou.
— Bon on y va, dit-il en sautant sur le module.
Sans attendre, il se glisse au poste de pilotage, gagnant le siège de gauche. Aussitôt en place il commence à programmer l’engin. Il a l’intention de le prendre en pilotage manuel mais, pour prévoir un pépin, il établit rapidement un programme.
Lou et Siz entrent à leur tour, allant se caser dans la soute, à l’arrière. Ces modules sont faits pour des équipages de deux à trois personnes, mais on peut entasser du poids dans la soute sans inconvénient.
De la main droite, Cal bascule des contacteurs qui animent immédiatement les voyants de contrôle, jaune, bleu et vert, au grand tableau de bord qui couvre le plafond et la demi-circonférence du poste.
Giuse entre au moment où Cal égrène à voix haute les séquences de mise en défense de l’engin.
— Etage de puissance... lancé, veille rapprochée... marche, sélection automatique d’images... branchée, tir automatique du désintégrateur frontal... en marche...
— Tu le mets en veille générale d’urgence ? demande Giuse en s’asseyant dans le fauteuil de droite du co-pilote.
— Oui, je préfère ça avec ces saloperies de solubs, je suis sur mes gardes. Je me demande ce que nous prépare HI.
— Comment ça, « prépare », qu’est-ce que tu veux de plus ?
— Je ne sais pas, mais auprès de moi je subodore que HI est devenu vicelard. Ces grands ordinateurs sont programmés pour étudier le comportement de leur maître, pour le copier, au besoin.
— C’est pas vrai, je rêve, tu admettrais que tu es un tantinet vicelard ?
Un bref sourire éclaire le visage de Cal qui se retourne sans répondre. Salvo occupe le troisième siège.
— Tout le monde est installé, derrière ? O.K., tu prends le désintégrateur latéral, Giuse, et Salvo suit l’ensemble.
— D’accord, fait son ami en branchant les circuits de commande et de visée tous axes. Mais tiens-moi au courant de ce que tu comptes faire, sinon je ne te serai pas très utile.
— On y va, dit Cal, en pressant le bouton d’activation des programmes enchaînés.
Un ronronnement se fait entendre et le module se balance un instant. L’écran du tableau semi-circulaire montre la baie dans un éclairage rosé qui indique la nuit. La main droite tenant la boule de pilotage, au bout de sa tige métallique, Cal augmente la puissance avec la tirette du tableau de bord.
Le paysage semble basculer pendant que les étages de puissance s’enchaînent, en accélération continue. Le module jaillit vers le ciel pendant que l’altitude défile sur les instruments.
Pas une sensation, à bord. La centrale magnétique d’apesanteur absorbe tout et restitue ce qu’elle encaisse sous forme d’énergie qui vient encore renforcer l’accélération.
Six mille mètres déjà.
— Espérons que HI ne nous a pas remarqués tout de suite, dit Cal, soucieux.
Tout en parlant, il bascule la boule de pilotage vers la gauche pour amener le module à une longue spirale ascendante.
— Rien derrière nous, dit Salvo depuis le troisième siège d’équipage, entre les deux sièges-pilotes, et en retrait.
— Demande à JI les coordonnées du Dijar, lui ordonne Cal.
— Il a tenté une manœuvre, il est maintenant en spirale basse, je vais te mettre sa configuration de route, intégrée, sur l’écran répétiteur.
Le grand robot bascule plusieurs boutons sur le tableau de navigation, à sa droite, et l’orbite du Dijar se matérialise d’un seul coup sur un petit écran. Une ligne de pointillés terminée par un point lumineux, le Dijar. Derrière apparaissent deux points rouges, les solubs !
Cal siffle doucement entre les dents.
— Foutrement près, dis donc ! Bon Dieu, comment on va faire ?
— Et si on attaque les solubs ? demande Giuse. Après tout, on a des désintégrateurs.
— C’est une marque d’hostilité, et dans un espace très proche, répond Cal. À tous les coups, HI lancera une horde de solubs. Non, quoi qu’on fasse, il faut que ce soit loin de Vaha. Salvo, fais partir le Dijar en sur-vitesse vers les confins de la galaxie... attends, j’ai peut-être une idée. Combien y a-t-il de modules, à bord du Dijar ?
— Trois, pour l’instant, dit Salvo.
— Voilà la solution, alors ! On va les sacrifier. Il faudra seulement veiller à les remplacer par la suite.
— Qu’est-ce que tu vas faire exactement ? s’inquiète Giuse.
— Pour l’instant, tu vas déterminer un point d’émergence, vers les confins. Trouve-moi un point précis, hein, le plus précis possible, juste à côté d’astéroïdes. Et ensuite on y fonce.
Giuse se penche vers le terminal-ordinateur de bord et commence à pianoter, faisant apparaître des cartes stellaires. Il ordonne des calculs et bientôt des coordonnées s’affichent automatiquement devant Cal qui passe en pilotage automatique et emprunte les cartes de Giuse.
— Voilà ce qu’on va faire, dit-il au bout d’un moment. Salvo, tu transmets au fur et à mesure à JI pour exécution du Dijar. On va passer en sub-espace pour gagner la région indiquée par Giuse. Sept minutes après notre plongée, le Dijar accélère à son tour pour émerger au même point. La suite se passera là-bas.
Sitôt émergé, le Dijar éjectera ses deux modules. Allez, on y va.
Cal injecte les cartes dans l’écran de visionnage pour les avoir sous les yeux et voir la représentation, sur leur image, des engins en vol, une fois sur place.
Puis il enfonce le disjoncteur d’accélération, empoigne la grande manette noire à sa gauche et commence à la pousser en avant. Les yeux fixés sur les cadrans en face de lui, il regarde l’aiguille défiler, progressant vers la graduation en parsecs.
La ligne rouge est franchie sans que rien ne se fasse sentir à bord. Ces modules n’ont pas l’accélération des Dijars, mais ils sont quand même impressionnants.
— Attention, dans huit secondes passage en sub, annonce Cal. 7, 6... 3, 2, 1 top !
Renversé dans son fauteuil, Giuse lutte contre la nausée. L’impression d’un gigantesque ascenseur qui s’arrêterait rapidement. Le cœur monte aux lèvres. Désagréable au possible.
L’écran frontal de vision extérieure devient noir. Les deux hommes ont l’impression de flotter sur quelque chose d’impalpable. Fugitivement, Cal songe au formidable courage qu’il a fallu aux Loys pour expérimenter ce sub-espace, sorte de temps-pur que personne n’a jamais vraiment pu expliquer. Déjà bien que l’on puisse s’en servir...
Tout le monde est immobile à bord. Immobile et silencieux. Comme si, en rompant le silence, on risquait de détraquer une machinerie délicate. Seul, l’immense tableau de bord semble vivre. Des voyants lumineux clignotent. Sur les cadrans des chiffres apparaissent semblant lancer des avertissements pressants.
Les yeux de Cal ne quittent pas un voyant, éteint pour l’instant. Mais c’est lui qui avertira de la rentrée dans l’espace standard.
Il commence d’ailleurs à clignoter en jaune...
Rouge ! Cal presse nerveusement le bouton le plus proche, la mise en garde automatique. Si quelque chose ne va pas, il faut réagir dans la fraction de seconde même. L’ordinateur le fera plus vite que n’importe quel humain.
L’écran de vision extérieur s’éclaire d’une multitude de points lumineux, les astéroïdes ! Le module a fait surface au milieu d’un champ d’astéroïdes. Il change aussitôt de cap, sous les ordres de l’ordinateur, pour éviter un petit nuage, tout en ralentissant.
— Eh, dis donc, tu aurais pu me dire à quoi ça ressemblait, dit Giuse d’une voix tendue. Tu t’amuses souvent à ces petits jeux ?
— C’est vrai que tu n’avais jamais fait de sub-espace, répond Cal après quelques secondes. Ça secoue, hein ? Surtout l’entrée. La sortie est à peu près insensible.
— Mais je parlais de cette réémergence, au milieu de ces saloperies. On aurait pu percuter !
— On n’a rien sans rien. Il fallait bien prendre quelques risques, non ?
— Je me demande quelquefois si tu es bien le Cal que j’ai connu sur Terre. Lui, il n’aurait pas fait ce truc-là.
— C’est peut-être qu’il n’avait pas connu ce que j’ai dû encaisser ici... mais c’est vrai, j’ai changé. Et tu es en train de changer toi aussi. Notre personnalité se transforme peu à peu.
— Tu crois ? demande Giuse vaguement inquiet.
— Sûr. Tu étais beaucoup plus pacifique. Souviens-toi, on ne se serait jamais bagarré là-bas. Et maintenant qu’on y est obligé, ça ne nous coûte guère.
— Emergence du Dijar dans cinq secondes, intervient la voix impersonnelle de l’ordinateur de bord qui contrôle toujours les manœuvres.
Cal se penche et débranche le pilotage automatique qu’il reprend en manuel.
Une sorte de brasillement éclaire l’écran, à gauche. Le Dijar a réapparu à proximité du module dont la centrifugeuse d’assiette ronfle brusquement pour absorber l’onde de choc.
— Tenez-vous prêts, lance brusquement Cal qui a le temps de voir deux modules jaillir des flancs du Dijar, avant de basculer brusquement la boule de pilotage sur la droite en jurant sourdement.
Les solubs sont apparus si brusquement qu’il a été surpris et comme ils volent encore à une vitesse énorme, en pleine décélération automatique, il fallait faire vite. Ils vont s’aligner tout de suite sur la vitesse de leur cible dès qu’ils en auront fait à nouveau l’acquisition.
— Bon Di...
Cal a poussé un véritable hurlement. Les solubs ont viré à droite pour éviter les astéroïdes, dans la fraction de seconde de leur émergence et...
Le Terrien lance le module dans une course effrénée, changeant de direction constamment. Rien à faire, les solubs sont toujours là ! Leur nouvelle cible, c’est le module des Terriens !
Dans le poste, les sirènes d’urgence se mettent à hurler. Le mot « Danger » s’allume en rouge sur l’écran frontal.
— Ils nous ont pris en acquisition ? demande Giuse d’une voix blanche.
— Oui, fais taire ces hurleurs, crie Cal en continuant à manœuvrer.
Giuse s’active et les sirènes s’éteignent l’une après l’autre. Quand il relève la tête vers l’écran, il aperçoit une masse confuse d’astéroïdes droit devant.
— Fais gaffe, là devant !
— Je sais bien. Vacherie de vacherie, je me suis laissé enfermer dans un couloir d’astéroïdes ! Et les solubs sont là, je ne peux même pas ralentir... mets ta combinaison, vite, Salvo, aide-le...
Giuse se sent arraché du siège par la poigne du robot qui a déjà attiré une combinaison spatiale dans le placard de droite le long de la paroi.
— Lou, Siz, hurle Cal, on va s’éjecter, passez dans le sas. Quand Salvo vous le dira, sautez à votre tour et récupérez-nous. Prévenez le Dijar et les modules de notre position. Si les solubs restent ici, qu’un module essaie de nous prendre, derrière un astéroïde. Pour le reste, faites pour le mieux !
— Je suis prêt, intervient Giuse qui a même enfilé le casque, en se rasseyant.
— Je passe en automatique, descends ta visière de siège !
— Bon sang, mais toi ?
— Salvo, aide-moi, allez, magne !
Frénétiquement, Cal enfile la combinaison que lui tend Salvo, au moment où les hurleurs de proximité se font entendre. L’ordinateur de bord a dû ralentir la vitesse et les solubs se rapprochent. Ils sont maintenant tout près...
Sûrement pas à plus de vingt secondes du contact. Cal a beau chercher, il ne sait plus à combien de l’objectif les solubs explosent. Est-ce que les combinaisons résistent aux radiations ? Ça non plus, il ne le sait pas.
— Salvo, rejoins les autres, dit-il en se remettant à sa place.
Les yeux fixés sur l’écran qui montre les solubs, il ne quitte pas des yeux les taches lumineuses. Voilà un astéroïde assez grand, un bon kilomètre de diamètre.
Les hurleurs couinent toujours. Cal prend la boule de pilotage et l’abaisse. Le module plonge vers le bas de l’astéroïde. De la main gauche, Cal boucle son casque.
— Attention... accélération dès notre éjection, droit sur l’astéroïde suivant celui-ci, lance-t-il à l’intention de l’ordinateur de bord, Giuse... prêt ?
— Prêt, répond son ami en ramenant les mains sur les accoudoirs de son fauteuil, et en abaissant la visière de son casque.
Cal presse un bouton sur son accoudoir gauche.
Aussitôt le grand tableau, au-dessus de leur tête, disparaît. Une secousse sous les fesses...
Ils sont dans le vide !
Déjà loin le module fonce, poursuivi par les deux solubs, menaçants avec leur coque noircie par le passage en sub-espace.
Cal lève la tête. L’astéroïde n’est qu’à cinq cents mètres. Et l’élan donné par leur éjection les précipite droit dessus à quelque chose comme trente km/h... Ce n’est pas une bien grande vitesse, mais elle est continue.
Ce serait un miracle s’ils réussissaient à se retourner pour toucher les pieds en avant sans tomber. Et, dans un choc pareil, jamais les combinaisons ne résisteront ! Pressés par le temps, ils n’ont pas eu la possibilité d’enfiler une combinaison spatiale, avec ses petites fusées de direction. Les combinaisons de vol sont faites pour résister au froid de l’espace et pour fournir de l’air, mais pendant peu de temps...
Une sorte de bouée de sauvetage, mais pas plus.
— Mets les pieds en avant, crie-t-il en apercevant soudain Giuse qui tourne sur lui-même, un peu à droite.
Le bruit d’une respiration oppressée lui arrive par les écouteurs de son casque.
— Je voudrais bien... mais je n’arrive pas à me libérer de mon siège, dit enfin Giuse.
Cal donne un coup de reins pour se retourner.
Trop fort, il repart dans l’autre sens...
Il recommence et cette fois l’astéroïde apparaît entre ses pieds. En donnant de petites secousses avec ses bras, il réussit à stabiliser à peu près sa trajectoire.
Le sol n’est pas à plus de cent mètres de Giuse qui tombe la tête la première !
— Giuse, Bon Dieu, hurle Cal, retourne-toi ! Tant pis pour ton siège.
— Je fais ce que je peux, qu’est-ce que tu crois ? Mais avec ce foutu siège, impossible de mesurer mes efforts...
Un grand éclair, là-bas à droite. Cal tourne la tête. Le module a dû percuter. En ramenant son regard vers le sol, maintenant tout près, il repère quelque chose qui bouge. Et voilà encore autre chose...
— Les robots !
Cal a hurlé.
Il se sent saisi par un bras. Lou ! C’est bien le grand robot qui est en train de ralentir leur course. On dirait que ses yeux veulent lui dire quelque chose.
Bien sûr, dans l’espace, Lou ne peut pas se faire entendre. Il n’a pas de micro, lui, puisqu’il n’a pas mis de combinaison.
Voilà une chose qu’il faudra instituer, songe le Terrien. À bord des engins, les robots devront porter une combinaison à casque, ou, en tout cas un casque, pour communiquer.
Giuse a été rattrapé à son tour. Etant donné le danger, plus pressant pour lui, Siz et Salvo le tiennent tous les deux.
Une minute plus tard, les deux groupes touchent le sol en douceur, soulevant quand même un nuage de poussière. Cal fait quelques pas prudents pendant qu’on délivre Giuse de son siège.
— Quel couillon ! gueule Giuse dans son micro. Tu te rends compte, j’appuyais du mauvais côté de l’accoudoir pour me libérer. Et dire que j’aurais pu y laisser ma peau !
Lou fait des signes bizarres avec les mains. Cal hausse les épaules pour montrer son incompréhension. Puis il se baisse. Il faut trouver un moyen de communiquer. Il trace une lettre dans la poussière. Pas très lisible, mais ça devrait marcher.
«Peux-tu appeler l’un des modules du Dijar ?»
Lou hoche la tête avec un grand sourire. Etrange de le voir à l’aise comme ça dans le vide... Il recommence son petit manège avec les mains, mais cette fois Cal comprend qu’un module est en route.
— Tu as vu les solubs percuter ? demande Giuse en approchant.
— Non, seulement notre module. Tu les as vus, toi ?
— Oui, ça m’a fichu un choc. Tu parles d’un éclair. Dire qu’on aurait pu être transformés en lumière.
Derrière sa visière, il a un air si effaré que Cal se détend un peu.
— Content, en tout cas, qu’ils aient percuté. HI l’aura forcément noté et notre retour se fera plus facilement.
Les robots arrivent en montrant du bras un module, en stationnaire, cinquante mètres au-dessus. Lou prend la main de Cal et Siz en fait autant pour Giuse.
Ainsi remorqués, les Terriens approchent de la porte du sas du module. Trois minutes plus tard ils sont installés à bord. Celui-ci est tellement semblable à l’autre qu’ils ont l’impression étrange de se reporter un quart d’heure en arrière, quand les solubs arrivaient. Tout va tellement vite, dans l’espace. Ou tellement lentement, selon...
Cal laisse le pilotage automatique. L’ordinateur de bord les sortira plus vite de ce dédale d’amas d’astéroïdes que lui, en manuel.
— Je boirais bien quelque chose, dit Giuse.
— On prendra un verre dans le Dijar, répond Cal. Tu ne les connais pas, toi, les Dijars ?
— Non. Mais je vais te dire, je me sens encore tellement dans le cirage que je n’ai aucune curiosité. Tu vois, seul j’y aurais laissé ma peau.
— Parce que tu manques d’entraînement aux coups durs, ici dans l’espace.
— Pense pas. Plutôt une question d’aptitude, j’étais paumé.
— Faux. J’avais le commandement, c’est pourquoi tu subissais plus que moi les événements. À ma place, tu aurais trouvé une solution aussi. Peut-être pas la même, c’est tout. J’ai une totale confiance en toi, et pas seulement parce que tu as ingurgité des quantités de connaissances sous injection hypno-mémorielle. Ah tiens, voilà le Dijar...
Giuse siffle entre ses dents.
— Vingt Dieux ! La belle bête. C’est drôlement grand, ces trucs-là.
— Tu savais quand même ce que c’est.
— Oui, je le savais, mais en théorie. Là, ça prend une autre allure, immense.
— Cent cinq mètres ! La plus belle réussite des Loys pour l’espace. D’autant que la propulsion prend peu de place, à l’intérieur. On va laisser l’ordinateur manœuvrer pour la rentrée en soute.
Une large porte s’ouvre dans le flanc du Dijar, lorsque le module approche. Sans ralentir l’engin pénètre dans une petite soute et s’immobilise sur une sorte de berceau.
Les deux hommes descendent, et entrent dans le Dijar proprement dit.
— Allons dans le poste avant, dit Cal, il faut savoir comment ça se passe à la base. Lou, tu nous serviras à boire là-bas. Pour moi, ce sera un scotch... Et fais revenir le second module.
*
Cal passe le Dijar sous son contrôle définitif, dès son entrée dans le grand poste de commandement. Après quoi il s’assied dans le siège de commandant, devant le gigantesque tableau de bord.
— Salvo, tu prends le poste de navigateur, Siz, tu prépares des cabines pour nous pendant que Lou nous sert à boire, ouf !
— Hé, à propos, tu as bien dit qu’il y avait des super-robots à bord ?
— Oui. Je les avais oubliés, ceux-là. Qu’on les active et qu’ils viennent, ordonne Cal à l’intention de l’ordinateur de bord.
Il se renverse en arrière et lance à son ami :
— Dis donc, c’est toi qui vas être content. Il y a une installation d’injection hypno-mémorielle, à bord. Tu vas pouvoir échapper à la corvée d’apprendre la navigation à voile dans les bouquins des navires. J’ai sûrement le double de la banque que j’ai fait enregistrer pour moi, autrefois. Tu vas être un fameux bourlingueur, matelot !
— Mais ça ne risque pas d’entamer mon potentiel de réception ?
— Pas pour une bricole comme ça. Et, par la même occasion, je vais te faire passer la banque d’escrime. Je serai plus tranquille après. Le combat à mains nues, c’est bien, mais ça ne suffit pas. Surtout à cette époque.
— Dis donc, je vais devenir un sacré bagarreur...
— Seulement si tu le désires. On peut toujours contrôler ses impulsions.
— Et tu es sûr que ces banques sont à jour ?
— Te fais pas de bile. Elles ont été fabriquées à partir des enregistrements que j’ai amenés, grâce à toi d’ailleurs, dans ma capsule pénitentiaire, de Terre. Ils avaient été pris aux derniers Jeux Olympiques. C’est dire que ces connaissances sont très supérieures à tout ce que l’on sait à cette époque sur Vaha. Et si, au prochain voyage, il faut tirer avec une arme à feu, il y a une banque adéquate pour devenir tireur d’élite !
— Tu sais que je suis toujours aussi effaré de la puissance que tu as entre les mains.
— Que NOUS avons, tu veux dire. Oui, c’est colossal. Mais ça n’empêche pas les pépins, tu le vois toi-même. Je crois bien qu’à chaque réveil j’ai des ennuis. Je voudrais bien me réveiller un jour en paix !
La porte du poste s’ouvre et une file d’hommes pénètre. Les robots. Devant eux marche Salvo. Cal en compte dix.
— Mais ils sont complètement ratés, s’exclame Giuse. Regarde leur visage inexpressif.
Cal rit doucement et se lève.
— Prenez votre comportement humain, ordonne-t-il aux dix robots.
Une extraordinaire transformation s’opère sur les visages sans vie. Brusquement les yeux deviennent vivants, les visages prennent une expression particulière, personnelle. Exactement comme si une matière inerte se transformait soudainement en homme !
— C’est... c’est... affolant, finit par dire Giuse.
— Comment va-t-on vous appeler, maintenant, dit Cal en s’adressant aux robots ? Il faut trouver dix noms, et surtout s’en souvenir...
— Il y aurait bien une solution, commence Giuse qui se remet de son choc. Ce serait d’ajouter 1, 2, 3, 4, etc. à un nom, ou une syllabe.
— Ouais, c’est une idée, ça. Mais attends, on va un peu compliquer les choses. On ne l’écrira pas en écriture phonétique vahussie mais en écriture terrienne. Par exemple Bahun, pour Ba-1 Badeux pour Ba-2 etc. jusqu’à Badix. Ça te va, Giuse ?
— Ça marche, matelot !
— O.K., alors mettez-vous sur un rang, les gars, dit Cal en s’adressant aux robots... Voilà, alors toi tu seras Bahun, toi Badeux et comme ça jusqu’au bout. Vous avez tous compris ?
— Oui... oui... oui.
Curieux d’entendre leur voix pour la première fois. Elles sont toutes différentes. Basix a une très belle voix grave qui donne une idée à Cal.
— Je veux parler à JI, dit-il à l’intention de l’ordinateur de bord.
— Je t’écoute, répond immédiatement la voix du grand cerveau-ordinateur, à quelques centaines de millions de kilomètres. La transmission des sons par sub-espace est une des plus belles mises au point des Loys.
— Avec mes magnétos, de Terre, peux-tu faire une banque de connaissances de la musique et de certains instruments ?
— C’est possible, oui.
— Quand tu seras prêt tu la passera à Basix, et tu lui apprendras à construire une guitare. Voilà une chose à laquelle je ne m’étais jamais attaché. Je ne sais rien de la culture musicale des habitants de cette planète.
— Moi, j’ai entendu un gars jouer d’une sorte de flûte, au dernier voyage, dit Giuse.
— Eh bien, on va donner un coup de pouce là aussi. On va mettre au point une méthode de notation de la musique très simple, et on va lancer la guitare, la balalaïka, la mandoline. On verra bien ce qui en restera à notre prochain retour. Là-dessus, j’ai bien l’honneur de te saluer, je crève de sommeil. Salvo, tu prends le commandement des dix, tiens c’est bien cette expression ! On les appellera les Dix ! Alors, Salvo, tu prends en charge le Dijar avec ton équipage. Réveille-moi dans dix, mince encore !... dix heures, O.K. ?
— Attends-moi, j’y vais aussi, dit Giuse en levant son verre pour le finir.
Trois étages plus bas, les deux hommes se retrouvent dans le secteur des cabines. Lou et Siz les conduisent chacun à la sienne et ils se couchent tout de suite.
*
Le lendemain matin, quand Cal arrive dans le poste, Giuse est déjà là. Il est déjà passé sous injection hypno-mémorielle, et maintenant, assis devant la console de navigation à côté de Basept, il mastique vigoureusement.
— Qu’est-ce que tu manges ? lui demande Cal.
— Mmmm, tu savais qu’il y a un charmant petit congélateur-préparateur, là derrière ? fait-il en montrant la cloison du doigt.
— Oui, bien sûr.
— Ah bon... et bien moi pas. En tout cas, je suis en train de me taper un de ces petits déjeuners, ouahou !
— Dis donc, tu as la forme, toi !
— Ça va, mon prince, ça va... Ce matin je trouve tout formidable. Ecoute, on a drôlement progressé depuis hier, tu ne trouves pas ? Ce Dijar que tu désirais tant, on l’a. Et on est toujours vivants ! Et puis il y a une installation d’hibernation ici. On peut continuer notre travail sur Vaha, même si on ne pouvait pas reprendre le contrôle de HI. Il suffirait de rester dans l’espace.
— L’espace, c’est beaucoup moins tranquille que tu ne le crois. Et il n’y aurait personne pour entretenir le Dijar. Non je veux reprendre la base !
— Pas de demi-mesure avec toi, hein ? Il se met au garde à vous et salue.
— Donnez vos ordres, cap’taine, et moi et mes copains de la joyeuse bande des Dix on monte à l’assaut pour vous rapporter la culotte de Hl-le-terrible.
— Idiot, ce mec est complètement idiot ! fait Cal la mine dégoûtée... Lou, tu me sers à manger, je meurs de faim.
Giuse regarde autour d’eux, surpris.
— Mais... il n’est pas là, Lou ?
— Ne t’inquiète pas, il a quand même entendu. Une demi-heure plus tard, les deux hommes achèvent de manger, et discutent.
— Comment on va revenir sur Vaha, demande Giuse, en Dijar ?
— Mmmm non, finit par lâcher son ami. Pas envie de risquer notre plus bel atout comme ça. On prendra chacun un module avec des robots, et Salvo emmènera le reste des Dix dans un troisième. Il en restera encore un ici, ça ira. Mais il faudrait savoir ce qui se passe sur Vaha. On va interroger JI.
Ils passent dans le poste et prennent place aux deux sièges de commandement.
— Salut, JI, ça marche ? commence Giuse.
Cal rit franchement en entendant la réponse du cerveau de la base.
— Bonjour, Giuse, toujours farceur ? Stupéfait, Giuse ! Un cerveau-ordinateur avec le sens de l’humour... HI en était totalement dépourvu, lui.
— Est-ce que tu as des nouvelles de Belem et Ripou ?
— Oui, tout va bien dans la baie. Le petit sati a l’air triste sans toi, c’est tout.
— Et à la base ?
— HI a un comportement totalement illogique et perturbé. Il doit rester des rémanences magnétiques sur ta plaque qui l’empêchent de se comporter normalement. Il vient de donner l’ordre du nettoyage de la base après avoir fait pratiquer une décontamination microbienne totale, en alerte rouge.
— Et à notre sujet ?
— Apparemment, il pense que le Dijar est détruit. Les solubs ont lancé le signal de proximité d’explosion de contact. Ici on a enregistré l’impact, HI en déduit que le Dijar a été touché. En tout cas il a rapporté l’ordre d’alerte et ne laisse plus qu’une veille de routine. Toi, comment penses-tu rentrer ?
— En module, on en emmène trois... attends, combien y a-t-il de robots de combat à bord, ici ?
— Quarante-trois. Des robots vahussis que tu as employés à Kankal, à ton second voyage. HI a préféré utiliser les robots de combats loys pour les travaux sur la Folle. Il a mis tes robots sur ton Dijar, à leur place. Dans le vide, ces robots s’usaient trop vite.
— Alors ça, c’est une excellente nouvelle ! Dans ce cas je vais prendre aussi un amphib avec quarante robots vahussis. Ils nous serviront d’équipage sur le navire. Je vais leur faire ajouter une banque de navigation et de manœuvres. Ces quarante, plus les Dix et Salvo et sa bande, quel équipage !
Cal réfléchit un moment.
— Je vais planquer le Dijar sur une planète quelconque, assez proche de Vaha, et on rentre comme je l’ai dit. Dis-moi, je pense à autre chose, as-tu dans tes banques un enregistrement de la dernière arrivée d’un Dijar loy ?
— J’ai des copies, oui.
Cal se lève et se met à marcher de long en large.
— Je voudrais que tu me fasses une copie de toute la procédure de cette arrivée, dans le moindre détail. Pour l’instant on en reste là. Mais je te demanderai peut-être de le passer à l’ordinateur du Dijar. Notamment tout ce qui concerne les phases, la codification, les identifications, les routes suivies et les changements d’allure et de procédure. Sais-tu si l’équipage de ce dernier Dijar loy a débarqué la visière de combinaison baissée ?
— Je ne sais pas, c’est dans les archives générales de la base, mais je peux le savoir.
— À quoi penses-tu exactement ? demande Giuse.
— Juste une idée, comme ça... une petite combine, assez tordue, qui me plairait bien. On verra plus tard. Bon, allez, Basept, tu calcules des coordonnées d’émergence derrière un satellite assez proche de Vaha. Il faut penser à l’amphib des robots vahussis. Et on démarre...
*
Le Dijar est posé dans une cuvette, sur un astéroïde satellite de Oma 3, la troisième planète de ce système, selon la terminologie des Loys.
Les quarante robots se sont installés dans l’amphib et les trois modules contenant les Dix, plus les Terriens ont démarré, Cal en tête. Il dirige la formation qui le suit aveuglément. Rien à craindre pour les robots dans l’amphib, les évolutions seront brutales mais ils peuvent facilement les encaisser.
Cal sélectionne la trajectoire de rentrée dans l’atmosphère de Vaha sur la carte de l’hémisphère sud, puis l’injecte dans le pilote automatique. Les modules vont faire une plongée rapide, mais il n’y a pas moyen de faire autrement pour surprendre HI.
— Attention à tous, on sera en position dans dix secondes. Prêts pour une accélération continue, vos ordinateurs de bord couperont au moment voulu, laissez faire.
— O.K., fait la voix de Giuse.
— Reçu.
Salvo est bref, il retrouve ses habitudes de combat.
Cal garde les yeux sur le compteur qui affiche le compte à rebours.
À zéro, il presse le bouton d’accélération automatique.
Vus de l’extérieur, les trois modules semblent disparaître, tant leur accélération est grande. Vaha grandit à vue d’œil sur les écrans, les continents nettement visibles.
La planète remplit maintenant l’écran de Cal qui a un imperceptible mouvement de recul. Il sait que le module freinera à temps, mais c’est impressionnant.
Les trois modules entament une légère courbe dans le sens de rotation de la planète et soudain ils plongent...
*
Dans la salle de contrôle de la base, une lampe rouge se met à clignoter, lançant une activité frénétique de voyants qui s’allument et s’éteignent.
— Attention, attention, fait la voix de HI, en loy, agression dans le secteur sud, systèmes de défense en route, fusées d’interdiction lâchées.
La voix résonne dans la base vide. À l’étage de JI, là aussi des joncteurs claquent, mais les ordres sont lancés en vahussi.
— Disjonction des portes extérieures des silos de lancement, dit JI.
Dans les silos, des étincelles jaillissent d’un mur et les portes stoppent, à moitié ouvertes, pendant qu’une sirène d’alerte hulule. Les fusées d’interdiction qui commençaient à s’élever au-dessus de leur berceau redescendent doucement.
Cinq robots-boules surgissent d’un couloir et foncent vers les commandes d’ouverture. Des traits lumineux s’entremêlent au-dessus des pupitres.
Et les portes finissent de s’ouvrir. La scène n’a pas duré plus de dix secondes. Mais dix secondes précieuses pour les modules. Lorsque les fusées arrivent à leur niveau d’action, leurs ordinateurs ne peuvent plus acquérir de cibles. Les modules plongent dans l’Océan...
À deux cents mètres de profondeur, Cal repasse son engin sous le contrôle du petit cerveau de bord et lui ordonne de faire route vers la baie.
C’est gagné ! Mais il ne faudrait pas jouer trop souvent à ça...